Bénédicte BOURCIER-BEQUAERT
Professor of Marketing - ESSCA

Dans notre vie professionnelle, nous sommes amenés à prendre des décisions. Les décisions les plus communes peuvent revêtir une portée qui dépasse le simple fait de bien faire son travail. Elles peuvent avoir des conséquences délétères sur des individus.

Comment un individu décèle-t-il la portée morale d’une décision ? Comment, l’ayant décelé, la prend-il en compte dans ses décisions ? Ces questions sont cruciales pour comprendre pourquoi un salarié se comporte de façon contraire à l’éthique dans certaines organisations [1]. Nous les avons étudiées dans une recherche portant sur le contexte particulier des décisions prises au sein de laboratoires pharmaceutiques. Nous avons pour cela mené des interviews longs avec des marketers de ce secteur[2].

Juger de l’éthique d’une décision, un processus complexe

Y-a-t-il un problème éthique ?

Pour juger de l’éthique d’une décision, encore faut-il avoir identifié l’existence d’une dimension éthique dans cette décision. Ce peut être une question de personne : certains vont identifier un contenu éthique dans une situation du fait d’une forte sensibilité à l’éthique. Mais c’est aussi une question de situation, car au sein d’une entreprise, les normes utilisées pour juger de l’éthique d’une décision à prendre peuvent différer de celles utilisées dans la vie de tous les jours. Notamment, la logique économique y est particulièrement forte pour juger de la pertinence d’une décision. Par exemple, un marketer dans un laboratoire pharmaceutique va vouloir fixer un prix de vente élevé pour ses produits afin de maximiser ses marges. Pourtant, un prix élevé peut rendre son médicament inaccessible à des malades ayant de faibles revenus et qu’il faudrait pourtant pouvoir soigner.

A quelle norme se référer ?

Autrement dit, nous ne sommes pas tous égaux face à la détection de problèmes éthiques et les contextes font varier les critères utilisés pour les déceler. Dans le monde professionnel, l’individu va donc devoir combiner différents critères ou normes : ses propres normes, celles de son entreprise et celles de sa profession. Par exemple, un médecin qui travaille dans un laboratoire pharmaceutique doit participer à la réalisation des objectifs de développement de son organisation. Mais il doit également prendre en compte les principes induits par sa profession et pour lesquels il a prêté serment (transparence des informations données au patient, secret médical, respect des patients, …). Ces trois niveaux de norme (personnel, organisationnel et professionnel) constituent des référentiels différents dans lesquels puiser pour juger de l’éthique d’une situation. Toute la difficulté pour prendre une décision éthique surgit lorsque les normes issues de différents niveaux s’opposent. Par exemple, dans les laboratoires pharmaceutiques, nombres de scandales proviennent du fait que pour des raisons financières, des décisions ont été prises pour développer les ventes de médicament en mettant potentiellement le patient en danger. Dans ce cas, la norme organisationnelle orientée vers le profit s’oppose à la norme professionnelle orientée vers le soin aux patients.

Les trois niveaux de norme (personnel, organisationnel et professionnel) constituent des référentiels différents dans lesquels puiser pour juger de l’éthique d’une situation. 

Quelle règle de décision ?

Dernière complexité, au-delà des normes mobilisées, il y a plusieurs façons d’appréhender l’éthique d’une décision[3] : le déontologisme ou l’application d’une norme bien identifiée ; l’utilitarisme qui va au-delà de la norme pour identifier les conséquences positives et négatives d’une décision et le fait que l’individu puisse être considéré comme vertueux dans sa prise de décision. A ce titre, la tempérance, la prudence sont des vertus.

Au regard de tous ces éléments, comment la prise de décision se passe-t-elle au regard de l’éthique ?

 Comment font les marketers de l’industrie pharmaceutique ?

 Le secteur pharmaceutique est particulièrement exposé à la question de l’éthique comme en témoignent de nombreux scandales récents comme le Médiator qui a causé des morts. Plus généralement, les laboratoires pharmaceutiques sont régulièrement accusés de privilégier le profit au mépris de la santé des citoyens. Alors même que la réglementation a été durcie et s’impose de la même manière à tous les laboratoires en France, l’évaluation de la situation est contrastée selon les répondants, les uns considérant que leur activité ne pose pas de problème, les autres au contraire soulignant le risque potentiel pour le patient et donc la portée éthique de leurs décisions.

Ethique : RAS !

Plusieurs interrogés déclarent ne pas avoir de questionnement éthique au regard de leurs activités dans les laboratoires pharmaceutiques. Le principal argument porte sur l’absence de risque des produits gérés dans leur activité du fait de deux éléments : le contrôle par les institutions et le recul suffisant sur les molécules commercialisées.

Pourtant, quelle que soit leur ancienneté, les médicaments ont des effets secondaires et présentent un risque qu’aucun salarié de l’industrie ne peut ignorer. Le surdosage de paracétamol, une molécule ancienne largement utilisée dans le cadre de l’automédication, peut entrainer la mort. Il semble donc que certains salariés ne voient pas les conséquences possibles sur la santé des individus des produits qu’ils promeuvent. Ou ne veuillent pas les voir pour pouvoir exercer leur activité professionnelle de façon plus confortable…

Difficile de trouver une parade à cette cécité éthique car les entreprises n’ont a priori pas intérêt à attirer le regard des salariés sur les conséquences potentielles de certaines décisions.

Des risques de dérive éthique indéniables

Le fait pour un salarié d’arriver dans le secteur ou dans une nouvelle organisation permet de repérer les dysfonctionnements éthiques. Le lancement d’une innovation (même mineure) est aussi un moment clef déclencheur d’une réflexion éthique. Ainsi, « l’éthique démarre à l’endroit où le cas ne correspond exactement à aucune règle »[4].

Au contraire des répondants précédents, certains identifient parfaitement les problèmes éthiques potentiels et entrent dans une délibération intérieure. Comme l'explique l'un des répondants :

« Ce sont des problématiques qui font se poser des questions, c’est-à-dire… on se dit … est-ce que légitimement, je peux promouvoir un produit pour lequel il y a un risque… enfin qui a un risque pour la santé finalement. Parce que … un traitement médicamenteux, son but c’est de soigner finalement, ce n’est pas de générer d’autres problèmes. »

Les décisions prises tentent de maximiser la sécurité du patient et la santé économique de l’entreprise.

Les règles appliquées pour prendre des décisions éthiques sont variables. Les répondants vont principalement appliquer un raisonnement utilitariste. C’est-à-dire qu’ils vont essayer d’appréhender, au-delà de la norme à appliquer, les conséquences positives et négatives des décisions. D’un côté, il y a des bénéfices/risques pour le patient et de l’autre des bénéfices/risques économiques. Les décisions prises tentent de maximiser la sécurité du patient et la santé économique de l’entreprise. Les répondants ont le sentiment que le développement du marché (conséquence économique positive) permet de diffuser une solution efficace pour le patient avec des risques acceptables (conséquence santé positive).

Certaines situations sont décrites comme étant particulièrement épineuses car les risques patient sont trop importants. Dans ce cas, les répondants sortent du raisonnement utilitariste. Ce sont des cas vécus particulièrement intensément par les interrogés car le problème éthique ne se pose plus au niveau de leur laboratoire mais devient personnel. Pour le résoudre, ils mettent d’ailleurs en avant des vertus personnelles. A titre d’exemple, un répondant évoque le courage qu’il a eu de promouvoir un dosage qui allait au-delà de ce que la réglementation autorise pour mieux soulager des pathologies neurologiques chez l’enfant :

« Je me suis dit « ouais je vais le faire ce Symposium » et je me souviens que j’ai invité quelqu’un d’x (un laboratoire) à ce congrès … et qui voit le titre du Symposium et qui me dit : « mais t’es barge ! ». Je dis : « bah pourquoi ». Mais je lui dis : « mais attends c’est la pratique. C’est la pratique c’est la vraie pratique dans les hôpitaux. Tout ce que vous dites là, dans vos séminaires de labo, c’est pas la vraie vie. La vraie vie c’est ça, c’est pas on injecte pas 300 unités : on injecte 500 unités ». Et notre produit est suffisamment sûr pour qu’on sache qu’il n’y aura jamais d’accident. »

 Que faire pour des décisions plus éthiques ?

La question se posant pour les laboratoires est la juste appréhension des risques dans la prise de décision. Les documents formalisant la prise de décision dans les laboratoires devraient y contribuer en proposant une rubrique destinée à recenser les conséquences potentielles de la décision prise au regard de l’éthique : la décision est-elle impartiale ? est-elle nuisible pour certains ? peut-on la divulguer sans hésitation au comité de direction, à la famille ou à la société au sens large ?

Les documents formalisant la prise de décision dans les laboratoires devraient proposer une rubrique destinée à recenser les conséquences potentielles de la décision prise au regard de l’éthique.

La réflexion éthique organisée au sein du processus décisionnel permettrait également d’éviter les situations dans lesquelles le preneur de décision peut aller au-delà de la mission qui lui est assignée, se mettre hors du cadre légal et parfois faire prendre des risques à l'organisation. Ceci alors même qu’il poursuit de louables intentions. Pour limiter ces cas de figure, l’Etat doit faire respecter la réglementation par le renforcement du contrôle, avec un principe fort d’indépendance des organismes en charge de ces contrôles.

 

Références

[1] Hunt S.D. et Vitell S.J. (1986) A general theory of marketing ethics, Journal of Macromarketing 6, (Spring): 5-16. in Smith N.C. et Quelch J.A. (1996) Ethics in Marketing, Irwin, Custom Publishing.

[2] Recherche élaborée avec Jean-François TOTI, Comment les praticiens (marketers) jugent-ils de l’éthique de leurs pratiques ? Une étude qualitative dans le secteur pharmaceutique, Décisions Marketing. 2021/4 (N° 104).

[3] Laczniak G. R. et Murphy P. E. (2019) The role of normative marketing ethics, Journal of Business Research 95: 401-407.

[4] Clegg S., Kornberger M. et Rhodes C. (2007) Business ethics as practice, British Journal of Management 18(2): 107-122., p. 110

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard