Gilles Grolleau
Professor of Economics - ESSCA

Article écrit par Gilles Grolleau (ESSCA), Naoufel Mzoughi (Inrae), Alexandre Asselineau (Burgundy School of Business) pour The Conversation.

Les managers travaillent évidemment avec des mots… mais peuvent-ils travailler avec le silence ? Lorsqu’il était président-directeur général (PDG) d’Amazon, Jeff Bezos avait supprimé les présentations PowerPoint des réunions et avait introduit 30 minutes de silence au début de chaque réunion. Il a qualifié ce changement radical de « chose la plus intelligente que nous n’ayons jamais faite » au sein du géant de la distribution en ligne. De manière similaire, Diane Greene, ex-PDG de Google Cloud, explique que « les moments calmes sont essentiels pour penser clairement et augmenter les chances de poser les bonnes questions ».

Ces propos peuvent sembler surprenants dans nos quotidiens suractifs, parce que le calme est souvent négligé dans les environnements de travail. En 2022, plus de 50 % des actifs se disaient ainsi gênés par le bruit au travail, un chiffre qui n’a que peu évolué ces dernières années.

Pourtant, le silence peut constituer un formidable vecteur de performances…

90 minutes perdues par jour

Alors que d’autres types de silence, comme la communication non verbale ou la rétention d’information, ont été largement étudiés en management, nous nous intéressons à l’environnement de travail et à la pratique intentionnelle du silence par les individus, les groupes et les organisations. Ces situations ont fait l’objet de très peu de recherches. À l’inverse, des études montrent sans ambiguïté les pertes considérables de temps liées au bruit et à l’absence de tranquillité sur le lieu de travail (près de 90 minutes par jour et par employé).

Ollie Campbell, PDG et co-fondateur de Milanote, une entreprise australienne de développement d’applications, a par exemple estimé que l’introduction de moments de calme a augmenté la productivité de l’entreprise de 23 %. Une étude portant sur le fait de motiver les autres a en outre démontré que le fait de se taire et d’être silencieux pouvait être nettement plus efficace que des mots d’encouragement.

Comme les temps perdus par le bruit sont peu quantifiables, ils restent cependant négligés et constituent des coûts cachés : ils impactent pourtant significativement les performances individuelle et organisationnelle, auxquelles il faut ajouter leurs effets potentiels sur les problématiques majeures que sont l’absentéisme, la qualité de vie au travail ou la santé des collaborateurs.

La question du silence dans les environnements de travail apparaît donc très pertinente. Celui-ci peut procurer un certain nombre de bénéfices indirects, à commencer par un renforcement du potentiel d’attractivité et de fidélisation pour les collaborateurs. Combien d’employés dont on attend une production sont – très paradoxalement ! – mis dans des situations bruyantes rendant difficiles leur concentration, leur attention et leur capacité d’analyse, altérant donc leur productivité ?

Organiser le silence

Certes, apprivoiser le silence en entreprise n’est pas chose aisée. Pour démarrer un tel processus où la place du silence est reconnue et valorisée, nous proposons aux managers, sur la base de notre étude dans la revue Industrial & Organizational Psychology, les deux recommandations suivantes.

1. Tout d’abord, accorder de la valeur au silence en prévoyant explicitement des moments et des espaces de silence dans l’espace de travail : la configuration des locaux peut consacrer des espaces dédiés au silence, où le bruit n’a pas sa place. De même, des périodes silencieuses peuvent être placées en début de réunion, à l’instar de la méthode de Jeff Bezos, ou insérées en cours de discussion.

2. Il s’agit ensuite de s’accorder – et accorder – des moments de déconnexion totale dans la nature, voire des retraites silencieuses. A priori, cela peut sembler surprenant, mais les effets de ces moments sont puissants, comme le fait de renouveler son stock d’énergie, de procéder à un « rangement » intérieur ou d’être plus à l’écoute des autres.

Sally Blount, doyenne de la Kellogg School of Management aux États-Unis, conseille même :

« La prochaine fois que vous vous sentirez coincé au travail avec un problème difficile à résoudre, une dynamique d’équipe compliquée ou que vous vous sentirez simplement épuisé – au lieu d’embaucher un consultant, d’aller à un séminaire ou de tweeter à ce sujet – envisagez de partir pour deux à trois jours de silence. »

Même si les effets restent essentiellement indirects et difficilement quantifiables, le silence mériterait une bien meilleure considération de la part des managers et des organisations. Cette question pourrait par exemple s’insérer dans les négociations employeurs-employés sur les modalités de télétravail, la productivité, la santé/qualité de vie au travail. L’objectif n’est pas de transformer les organisations en cathédrales ni de proposer des mesures qui seraient efficaces partout et toujours. Simplement d’ouvrir une perspective qui semble receler, dans de nombreux contextes, un formidable potentiel d’opportunités.

 


L'article que vous venez de lire est issu de la publication scientifique :

Alexandre Asselineau, Gilles Grolleau, Naoufel Mzoughi. Quiet environments and the intentional practice of silence: Towards a new perspective in the analysis of silence in organizations. Industrial and Organizational Psychology, In press. ⟨hal-04251781

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