Chronique dans la matinale d’Euradio du 6 juin 2019 :

Début juin 2019, c’est l’embarras du choix en matière de commémoration, d’autant plus que l’actualité et l’histoire récente se télescopent de manière étrange. Il serait tentant de revenir sur le débarquement des Alliés en Normandie, il y a 75 ans. Mais d’autres se chargeront, tout au long de la journée, de commenter cette commémoration qui prend toujours plus d’ampleur au fur et à mesure que l’événement lui-même s’éloigne et le nombre des vétérans encore en vie diminue inexorablement.

Il serait tout aussi tentant d’évoquer la répression des manifestations de Tiananmen il y a trente ans, que je suivais, incrédule, à la télévision, et qui a été abondamment rappelée dans les médias occidentaux, face à une chape de plomb sans précédent en Chine.

Ce sont là deux événements charnières dans l’histoire du XXe siècle, dont les répercussions façonnent toujours notre monde d’aujourd’hui.

Mais je vais finalement opter pour un autre anniversaire, plus modeste, moins connu, qui passera sans doute inaperçu, mais qui renvoie tout autant vers notre présent. Il s’agit de l’anniversaire d’un livre, qui a vu le jour le 8 juin 1949, tout en se projetant dans son titre vers une année encore lointaine : 1984.

A l’évocation de ce titre, on a tendance a citer spontanément « Big Brother is watching you ! », le fameux slogan de l’Etat de surveillance totale décrit par Orwell. A une époque où les caméras de vidéo-surveillance vous suivent à chaque coin de rue et où Google et Facebook vous connaissent mieux que quiconque, c’est effectivement la première facette de la vision noire de George Orwell qui nous vient à l’esprit.

Je lu ce roman pour la première fois à la fin des années 1970, en pleine guerre froide, et j’ai eu un sentiment à la fois d’horreur absolu face à cette dystopie oppressante pas si invraisemblable que cela et de soulagement profond que la guerre froide qu’on était, certes, en train de vivre, avait tout de même évolué vers un monde plus supportable. Ouf !

En revanche, à chaque nouvelle relecture – notamment quand j’ai commencé à utiliser quelques extraits dans certains cours – j’ai été frappé davantage par le viol du langage et de la mémoire commis par les régimes totalitaires qui se partagent le monde imaginé par Orwell. Et en apprenant qu’outre-Atlantique, les ventes de ce livre ont explosé suite à l’élection de Donald Trump en 2016, je l’ai redécouvert à mon tour devant l’arrière-plan d’aujourd’hui. Et malgré les faiblesses narratives de ce roman rédigé à la hâte, dans son lit, par un homme très malade, j’ai été encore plus époustouflé par la lucidité de la vision de George Orwell et les parallèles avec des tendances actuelles qui sautent aux yeux.

Citons-en trois.

Le « ministère de la vérité », d’abord, qui a pour mission la falsification permanente du présent et du passé. Il se situe au-delà de la simple propagande ou du mensonge. C’est pire : il n’y a tout simplement plus de vérité et plus aucun moyen de vérifier ce qui est faux et ce qui est vrai. Si cela ne vous fait pas penser à certaines personnes ou régimes réellement existants, je ne peux plus vous aider.

Tout aussi effrayant : « les deux minutes de la haine », cette hystérie collective et obligatoire organisée quotidiennement, histoire de bien canaliser le défoulement de la haine contre « l’ennemi du peuple ». Difficile de ne pas dresser des parallèles avec notre époque : la méchanceté gratuite sur les réseaux sociaux, l’agressivité accrue des manifestations, la dénonciation répétée de toujours les mêmes boucs émissaires, que ce soient les étrangers ou les « élites », et l’abus permanent du mot « peuple ».

Et surtout, surtout, la « novlangue » et la « double-pensée », cet appauvrissement planifié du langage, qui vide les mots de leur sens. Prenez le slogan puissant et génial inventé par Orwell, « L’ignorance, c’est la force. » Formidable, non ? Et plus vrai que jamais. Plus la langue s’appauvrit, et moins on est capable de donner un sens à ce qui nous entoure. Moins on dispose d’un vocabulaire conceptuel complexe, et plus on réagit par la voie émotionnelle. Que ce soit dans le débat, dans la rue, ou aux urnes.

Pour Orwell lui-même, cet aspect linguistique était d’une importance telle qu’il a insisté à le développer à part dans un genre d’annexe fictive ajoutée à la fin de son roman.

Tout cela mérite d’être redécouvert aujourd’hui. Un texte d’anticipation publié il y a 70 ans, qui s’avère plus éclairant décennie après décennie, ce n’est pas commun. Lire et relire 1984 – cela relève de l’hygiène intellectuelle !

[cite]

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard