Le précédent billet portait sur la présence d’un arrière-plan de prédictibilité, voire de déterminisme, dans la description des risques que ferait courir la croissance de Google – et sa situation hégémonique en Europe s’agissant de la recherche générale en ligne – sur le libre jeu du marché et l’intérêt des internautes. La notion de prédictibilité, qui établit un rapport nécessaire, dans certains domaines de faits, entre une cause et un effet (ou des causes et des effets), est en fait très commune. Dans cet article, je propose deux brèves analyses sociologiques et psychologiques de la prédictibilité. Elles permettent de donner un peu de chair aux croyances ordinaires relatives à la causalité de phénomènes socio-économiques. La première est due à l’économiste américain Walter Weisskopf, la seconde à l’historien français Paul Veyne.

Le paradigme de l’homo œconomicus est porteur de l’idée de prédictibilité. L’homo œconomicus, cet être orienté exclusivement vers la maximisation de ses intérêts matériels, semble ne pas pouvoir faire autrement que de se comporter selon le principe de maximisation égoïste. Adam Smith lui-même affirmait que des forces déterministes sont à l’œuvre dans le comportement des agents économiques. Il écrivait au livre IV de la Richesse des nations que « chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux » (1).

Cette phrase, l’économiste américain Walter Weisskopf la citait dans un article de 1950 sur la place de l’individu dans la théorie économique. Il soulignait qu’à son époque, le siècle des Lumières, la théorie économique ne s’intéressait pas aux motifs d’action des agents. Après avoir rappelé la maxime de Smith citée ci-dessus, il notait que « cette fameuse affirmation a constitué le fondement explicite ou implicite de la théorie économique jusqu’à aujourd’hui ». Et Weisskopf la complétait de la façon suivante :

« Ce qu’Adam Smith aurait dû dire afin de faire ressortir les implications cachées de sa maxime, c’est que, selon les valeurs dominantes de notre société industrielle, chaque individu est supposé consacrer sans cesse ses efforts à la recherche d’avantages économiques. Si les gens ne sont pas attirés par la perspective de salaires plus élevés, si le capital ne change pas constamment de forme pour trouver les investissements porteurs des profits les plus importants, si chaque employé n’essaie pas de devancer ses collègues, le système ne peut pas fonctionner comme il le devrait ».

Weisskopf montre quel appauvrissement de la conception de l’homme résulte d’une telle appréciation, mais son raisonnement est déterministe, prolongeant de façon mécanique (ou plutôt « systémique », puisqu’il emploie le mot « système ») le raisonnement de Smith.

Deuxième exemple. Dans son ouvrage monumental Le pain et le cirque, l’historien Paul Veyne remarquait, après une enquête sur « l’évergétisme (4) et l’esprit du capitalisme », qu’il est erroné de considérer qu’une société est uniforme, sur le plan des conduites de ses membres, au point de pouvoir être caractérisée par « un axe principal » ou par des personnages emblématiques cherchant à satisfaire un seul type d’intérêt. « En réalité », écrit Veyne, « toute société, même la plus totalitaire, a sa quotidienneté, parce qu’il est essentiel à l’homme d’avoir à tout moment des intérêts multiples qui se concilient plus ou moins bien et qui sont plus ou moins impérieux ; l’homme ne pense jamais à une seule chose ».

On tend à croire qu’un riche – dans le cas étudié par Veyne dans cette section, un notable antique – cherchera à conserver sa posture de riche afin de maintenir sa distance sociale vis-à-vis du peuple. Mais maintenir son niveau de richesse suppose certaines conditions socioéconomiques. En outre, un riche ressent du plaisir à suivre les activités qui lui permettent d’entretenir ses biens matériels. C’est ainsi que, « chaque jour, un notable consacre deux ou trois heures à la surveillance de ses terres, comme il ferait sa gymnastique quotidienne ; il n’y met pas de fièvre professionnelle, on le croit, mais il peut y mettre de l’amour-propre et du soin ». Or, « il n’en fallait pas davantage [aux temps antiques] pour s’enrichir, quand on possédait un patrimoine ».

Mais selon Paul Veyne, cette tendance ne constituait pas le seul moteur de la prospérité matérielle. Ne sachant pas quel horizon fixer pour sa richesse et sa sécurité dans une société où d’autres, comme lui, poursuivent ces mêmes fins aux contours indéfinis, le notable cherche à accroître son patrimoine et n’envisage à aucun moment de s’arrêter de croître, encore moins de désinvestir. Voici le passage où Veyne décrit ce mécanisme :

« (…) Les fins que se propose le notable son indéfinies à ses propres yeux. Il veut assurer la sécurité matérielle et la grandeur de sa famille ; mais on n’est jamais suffisamment grand, car les autres peuvent grandir, et la sécurité n’est jamais complète. Et puis, une fois la machine mise en marche, on n’est plus maître de l’arrêter ni même de régler son débit. On ne peut pas désinvestir. »

Impossible de désinvestir. Impossible de ne pas croître. Ces formules conclusives semblent s’appliquer au cas de Google et de la Commission européenne. Dans la description des risques d’évolution de la position et des pratiques de Google, des croyances de prédictibilité travaillent dans les coulisses. Quand elles apparaissent sur le devant de la scène, on ne les prend pas pour des croyances, plutôt comme des données de fait, des données systémiques proches de celles que décrivait Weisskopf.

C’est ennuyeux. On devrait plutôt se rappeler le conseil de John Stuart Mill qui suggérait que toute croyance mérite d’être soumise à discussion (5). Sinon, on se prive de la possibilité de bien évaluer les situations.

Alain Anquetil

(1) A. Smith, La richesse des nations, 1776, tr. fr. G. Garnier revue par A. Blanqui, GF-Flammarion, 1991.

(2) W.A. Weisskopf,« Individualism and Economic Theory », The American Journal of Economics and Sociology, 9(3), 1950, p. 317-333.

(3) P. Veyne, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Éditions du Seuil, « L’Univers historique », 1976.

(4) Synonyme de « mécénat », l’évergétisme est le fait pour un notable de donner une partie de ses richesses à la collectivité.

(5) J. S. Mill, On Liberty, tr. fr. L. Lenglet, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990.

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