Depuis le dernier article, plusieurs événements auraient pu tomber sous le concept de banalisation. C’est le cas de la récente initiative d’Amnesty International contre la torture, « Stop Torture », qui est accompagnée d’un rapport de synthèse : « La torture en 2014 : 30 ans d’engagements non tenus ». Radio Vatican titrait à son propos le 14 mai 2014 : « Amnesty International dénonce une banalisation de la torture » (1). Une enquête menée par Amnesty dans 21 pays soulignait également que si « une écrasante majorité des sondés (82 %) estime qu’il devrait exister des lois claires contre la torture, (…) plus du tiers des personnes interrogées (36 %) pensent encore que le recours à la torture peut être justifié dans certaines circonstances » – suggérant, sur le plan conceptuel, un rapport entre banalisation et nécessité (au sens d’un « état de nécessité »). Dans cet article, je ne m’intéresse pas à ce rapport particulier, mais à l’usage réservé au concept de banalisation dans l’éthique des affaires.

Une recherche parmi les articles publiés dans les trois principaux journaux spécialisés en éthique des affaires (Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly, Business Ethics: A European Review) montre un faible usage des termes banalization et trivialization, les plus proches du mot français banalisation. Ils sont présents dans une douzaine d’articles. Cependant, deux travaux de recherche méritent une attention particulière. Le premier fait l’objet des développements qui suivent. L’autre sera abordé dans le prochain billet.

Le premier article, publié en 1999 dans la revue Business Ethics: A European Review, n’est pas sans rapport avec le précédent billet puisqu’il s’intéresse à la banalisation de la publicité, en particulier à la manière dont les consommateurs construisent le sens des messages publicitaires. Son auteur, Christopher Hackley, professeur de marketing au Royaume-Uni, part du paradoxe apparent selon lequel, selon ses termes, ces messages « sont des divertissements banals (trivial), bien que la culture de la publicité soit considérée comme une métaphore de la dégradation morale caractéristique de l’âge postmoderne ». La banalité de la publicité réside dans son contenu « vulgaire, dévalorisant, terne, instrumental (exploitative) et insignifiant ». Ce contenu lui confère, d’un point de vue culturel, un statut subalterne.

Ces traits dépréciatifs permettent aux critiques de la publicité de fonder leurs arguments sur sa banalité. À ce point de vue critique, Hackley oppose une autre vision de la construction du sens qui est assigné aux messages publicitaires. La vision fondée sur la banalité présuppose selon lui une conception de la communication entre la publicité et sa cible qui est du même type que celle qui prévaut pour la communication entre deux individus – une vision qu’il qualifie de « cognitiviste ». La vision cognitiviste est unidirectionnelle. Elle suppose que le consommateur (la cible de la publicité) traite l’information dans un vide social, c’est-à-dire à travers un processus mental déconnecté de toute influence issue de la société. Par contraste, la vision épistémologique que défend Hackley est celle du constructivisme social (social constructionism), c’est-à-dire, selon la description qu’il en propose, l’idée que le sens n’est pas construit par un sujet traitant l’information comme un atome isolé, mais qu’il « est construit conjointement par et à travers les discours et les interactions sociales ».

La position constructiviste peut aller jusqu’à considérer que l’ensemble de nos connaissances sur le monde résident de nos interprétations de la réalité sociale (ses pratiques, ses institutions, ses symboles, la manière dont nous interagissons avec eux). Une telle position, qui correspond à un constructivisme social fort, peut conduire au relativisme. En effet, les caractéristiques sociales variant d’un groupe humain à un autre ou selon les époques considérées, il n’existe pas de critères objectifs permettant d’apprécier les faits ou les situations (2), ce qui vaut également pour le domaine éthique. Bien que Hackley ne précise pas s’il situe son propos dans le cadre d’un constructivisme social fort, on peut supposer qu’il y souscrit.

Quelle conséquence en tire-t-il du point de vue de l’éthique de la publicité ? Hackley part de l’idée selon laquelle les sens assignés aux messages publicitaires sont indéterminés « dans la mesure où ils sont des variables qui dépendent de la position sociale du destinataire, de ses prédispositions intellectuelles ou de son état d’esprit ». Cette indétermination tranche avec la vision fondée sur la banalité de la publicité. Il n’est plus possible, selon la vision constructiviste qu’il défend, « d’attribuer une valeur éthique à certains actes ou à certaines intentions [qui sont propres aux concepteurs des campagnes publicitaires] puisque la valeur elle-même peut être vue comme une construction sociale générée à travers le langage que les gens utilisent pour parler de cette valeur ». Grâce aux interactions sociales auxquelles il participe, dont fait partie le discours publicitaire, le consommateur contribue lui-même à la construction du sens qui est attribué aux messages publicitaires au sein de la société. De cette conception constructiviste, Hackley déduit une série de questions : « Si nous adoptons une théorie mutualiste de la signification, comment est-il possible de parler de préjudices moraux comme s’ils étaient infligés par certaines personnes à d’autres personnes ? Où se trouvent les sujets et sur quelle base peut-on présupposer une relation entre ces sujets ? Si les questions morales soulevées par les communications marketing (telles que la dégradation morale générale, l’individualisme cupide, l’avidité des consommateurs, l’hédonisme, la glorification ou la banalisation du sexe et de la violence) sont des constructions sociales, comment pouvons-nous mener des analyses éthiques cohérentes ? S’il existe, au sein de la société et chez les consommateurs, une déficience morale, à quoi s’applique-t-elle et qui en est responsable ? »

Hélas ! Hackley n’apporte pas de réponse pratique à ces questions. Sa recommandation générale est que la complexité de la construction du sens des messages publicitaires devrait être prise en compte par les régulateurs de la publicité. Car la régulation « ne peut avoir de sens pour les consommateurs si les régulateurs ne savent pas comment les consommateurs construisent le sens ». Et le système d’alerte, fondé, au Royaume-Uni (comme en France), sur des plaintes déposées à l’organisme de régulation, tend à renforcer la conception cognitiviste de la construction de la signification. En effet, le point de vue moral des plaignants (du moins d’une certaine catégorie d’entre eux) est considéré de fait comme « une métaphore de critères moraux absolus ». Ces critères sont adaptés à la critique fondée sur la banalité de la publicité, mais cette articulation conduit à perdre de vue la complexité des relations sociales. C’est un point important de l’argument de Hackley, qu’il aurait pu (et dû) compléter par des considérations pratiques, ou par une discussion sur le caractère fonctionnel du couple banalité de la publicité – critères moraux absolus.

Alain Anquetil

(1) Voir également « Il y a une banalisation de la torture », 20minutes, 21 janvier 2014.

(2)Cf. le Cambridge Dictionary of Philosopy, R. Audi (éd.), 1999, p. 855.

(3)C.E. Hackley, « The meanings of ethics in and of advertising », Business Ethics: A European Review, 8(1), 1999, p. 37-42.

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