Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

L’article précédent discutait de la mise en relation de trois concepts – convention, contexte et loyauté – à propos de la position du lanceur d’alerte au sein de son organisation. L’auteur, Ronald Duska, utilisait le concept de convention au sein de sa démonstration. Il lui conférait ainsi une valeur descriptive et, de ce fait, explicative. Le concept de convention est également un élément essentiel d’une construction théorique fort connue au sein de l’éthique des affaires : la théorie des contrats sociaux intégrés, proposée par Thomas Donaldson et Thomas Dunfee. Le concept de convention (les auteurs emploient le concept plus général de « norme ») y joue un rôle descriptif et, dans une certaine mesure, normatif. Et il soulève deux questions, l’une empirique et l’autre épistémologique, auxquelles leur théorie doit répondre.

Le concept de convention est proche de celui de « stipulation » – du latin stipulatio, qui signifie « obligation verbale » (1). Le philosophe Hilary Putnam le souligne clairement au début d’un article consacré à la place de ce concept dans la philosophie (2).

Ainsi l’énoncé « aucun célibataire n’est marié » est-il vrai par convention. Ce genre de vérité signifie que « nous stipulons ou nous établissons la règle selon laquelle « être un célibataire » est substituable à « être une personne humaine adulte qui n’a jamais été mariée » ». Putnam fait aussitôt remarquer que cette substituabilité n’explique pas pourquoi « tous les êtres humains adultes qui n’ont jamais été mariés sont célibataires ». Ce que la notion de convention peut expliquer, c’est seulement pourquoi les deux énoncés « aucun célibataire n’est marié » et « tous les êtres humains adultes qui n’ont jamais été mariés sont célibataires » sont équivalents dans le langage ordinaire. Cette équivalence est uniquement présupposée.

Putnam note qu’une telle modestie explicative présente plusieurs avantages. D’abord, la notion de convention – il s’agit plus précisément ici d’une convention linguistique – a l’avantage d’être claire. Elle est également commode car elle permet d’évacuer des explications faisant appel à des concepts problématiques (Putnam se réfère notamment aux idées et aux relations entre les idées) – plus problématiques que des éléments aisément vérifiables à travers les usages linguistiques.

D’autres conceptions du concept de convention ont été avancées en philosophie, par exemple celle consistant à affirmer qu’une convention désigne un ensemble de « pratiques partagées » (3) ou celle du philosophe David Lewis selon laquelle elle doit être comprise comme solution d’un problème de coordination – un problème du type de celui que rencontrent deux personnes qui se téléphonent, sont interrompues et ne savent pas qui doit rappeler en premier ; seule une convention, par exemple celle-ci : « Celui qui avait composé le numéro rappelle en cas d’interruption », peut résoudre le problème, à condition que cette « règle » ait eu la possibilité de devenir une convention grâce à la répétition et à sa reconnaissance par les personnes comme convention (4).

Donaldson et Dunfee font justement référence à Lewis dans l’exposé de leur théorie, dite « des contrats sociaux intégrés », une perspective normative contractualiste (5). Selon l’esprit de cette théorie, les activités économiques devraient être gouvernées par deux types de « contrats » (au sens du contrat social) : un contrat « microsocial », qui existe réellement et gouverne les rapports des agents au sein d’une communauté économique (il existe autant de contrats microsociaux que de communautés économiques) ; un contrat « macrosocial » énonçant les principes généraux auxquels les contrats microsociaux devraient se conformer (cf. mon article « La légitimité politique des normes économiques », ainsi que le Textes clés de l’éthique des affaires).

Le concept de convention est spécifique aux contrats microsociaux. Donaldson et Dunfee soulignent que des agents appartenant à une communauté économique donnée sont confrontés « à des engagements contractuels obligatoires bien qu’implicites ». Ces engagements – que l’on peut qualifier de normes ou de conventions en raison de leur stabilité – sont en général connus des agents économiques qui sont membres permanents de la communauté. Mais ils ont des chances d’être méconnus des agents économiques extérieurs qui souhaiteraient interagir avec cette communauté.

A ce propos, Donaldson et Dunfee insistent ainsi sur le fait qu’« il s’agit de réfuter l’idée qu’on puisse savoir à l’avance si l’éthique exige qu’un haut responsable d’une compagnie aérienne rende visite aux familles des victimes d’une catastrophe et leur propose de l’argent (comme le font les officiels des compagnies aériennes japonaises) plutôt que de leur offrir simplement de la compassion et une assistance minime. Pour savoir ce que l’éthique exige dans ce cas, il faut à la fois savoir quel genre de comportement est encouragé par les coutumes locales et posséder quelques informations sur les régimes d’indemnisation prévus par le système économique ».

Le sujet impersonnel, le « on » de « qu’on puisse savoir à l’avance », désigne en réalité aussi bien les agents économiques de la communauté que les agents qui lui sont extérieurs. Les normes issues de coutumes locales auxquelles Donaldson et Dunfee font référence existent de fait. Mais il est essentiel d’un point de vue éthique – c’est-à-dire, selon eux, du point de vue de la théorie des contrats sociaux intégrés – que ces normes « reposent sur [le] consentement éclairé, étayé par un droit de retrait », de ceux qui participent à la vie de la communauté économique. Si une norme respecte la méta-norme du consentement éclairé, alors cette norme sera dite « authentique ». Et si elle est authentique, elle sera jugée moralement acceptable.

Donaldson et Dunfee proposent un test d’authenticité permettant de considérer qu’une norme en vigueur dans une communauté économique est authentique : Une norme (N) constitue une norme éthique authentique relative à une situation récurrente (S) pour les membres d’une communauté (C) si et seulement si 1/ La conformité à N dans S est approuvée par la majorité des membres de C. 2/ La non-conformité à N dans S est désapprouvée par la majorité des membres de C. 3/ Un pourcentage substantiel (supérieur à 50%) de membres de C, lorsqu’ils se trouvent face à S, agissent conformément à N.

Donaldson et Dunfee font jouer un rôle essentiel au concept de norme au sein de leur construction théorique. Un tel rôle paraît évident puisqu’il va de soi que des normes (des conventions tacites ou explicites) régissent les activités économiques. Ces normes ont une épaisseur descriptive telle qu’un agent économique extérieur à une communauté doit s’y conformer s’il veut y faire des affaires – les règles de politesse et de tact, souvent implicites, viennent aussitôt à l’esprit : un agent venant de l’extérieur a tout intérêt à les respecter. Le propos des auteurs est de les soumettre à examen afin de leur conférer une validation normative.

Naturellement, identifier les normes en vigueur au sein d’une communauté économique, puis vérifier leur caractère authentique, représente un travail considérable de recensement et de validation. Il fait partie de la réflexion éthique que toute communauté économique devrait mener afin de garantir la régulation morale de ses activités. Ce travail soulève au moins une question empirique et une question épistémologique.

La question empirique a trait à la possibilité de réaliser le test d’authenticité – de vérifier que toutes les normes d’une communauté économique sont authentiques. La question épistémologique demande dans quelle mesure ce test doit être réalisé au sein de la théorie des contrats sociaux intégrés. C’est une question plus difficile qu’il n’y paraît, que Donaldson et Dunfee ne manquent pas de traiter à la fin de leur article. Nous y reviendrons dans le prochain billet.

Alain Anquetil


(1) Voir le précédent article : « La relation entre convention, contexte et loyauté dans l’argument de Ronald Duska sur la loyauté des lanceurs d’alerte », pour des définitions du concept de convention
(2) H. Putnam, « Convention: A Theme in Philosophy », New Literary History, 13(1), On Convention, I, 1981, p. 1-14.
(3) S. Mailloux, « Convention and Context », New Literary History, 14(2), On Convention, II, 1983, p. 399-407.
(4) D. Lewis, Convention: A Philosophical Study, Basil Blackwell, 1986. L’exemple est de Lewis.
(5) T. Donaldson et T.W. Dunfee, « Toward a unified conception of business ethics: Integrative social contracts theory », Academy of Management Review, 19(2), 1994, p. 252-284; tr. fr. C. Laugier, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.

Share this post:
Share with FacebookShare with LinkedInShare with TwitterSend to a friendCopy to clipboard