Un cas « managérial » m’a été soumis récemment. Il s’agit d’une situation dans laquelle des paroles irrespectueuses ont été prononcées devant ses collègues par l’employé d’une maison de retraite et centre de soin. Elles concernaient un résident. Ce cas a fait l’objet d’une sanction sérieuse : une lettre d’avertissement. Cependant, il présente plusieurs spécificités qui permettent de nuancer l’analyse morale.

Ces paroles irrespectueuses ont été dites à la cafétéria, dans le cadre d’une conversation entre soignants, pendant leur pause du matin. L’une de ces paroles concernait une personne âgée au comportement difficile, qui se montre souvent désagréable, voire agressive, envers les soignants. La scène de la cafétéria a eu lieu dans la continuité des soins qui lui ont été prodigués, au cours desquels ce résident a justement eu une attitude déplaisante. Le soignant a fait une plaisanterie déplacée (que je ne reproduis pas ici) sur ce qu’il lui arriverait la prochaine fois s’il venait à recommencer.

Jusque-là, la situation est simple. Les faits se décomposent en deux catégories : le comportement de ce résident particulier et la plaisanterie déplacée du soignant. La conduite du soignant face au comportement des résidents est gouvernée par des règles de professionnalisme et par les missions de la maison de retraite. La plaisanterie déplacée est gouvernée, ou plutôt sanctionnée, par un principe ou une valeur de respect.

Le chef de service se trouvait à la cafétéria et a entendu la conversation entre les employés, dont les propos déplacés du soignant. Il a décidé d’en aviser sur-le-champ la direction des ressources humaines. Le soignant a été convoqué et a reçu une lettre d’avertissement.

C’est ici que la situation devient plus difficile à analyser sur le plan moral. Si le soignant avait le devoir à première vue de ne pas faire une plaisanterie déplacée sur un résident devant ses collègues (devoir justifiable aussi bien d’un point de vue kantien, utilitariste, relatif à l’éthique de la vertu ou à l’égoïsme éthique), le chef de service avait-il le devoir moral de parler avec le soignant avant de remonter l’information à la DRH ?

La réponse est positive. Parler avec le soignant compte tenu du contexte de son acte (résident agressif de façon répétée, propos tenus à la cafétéria à la suite d’une situation difficile qui venait de se produire, discussion entre soignants à la pause qui a été surprise par le chef de service) était le choix juste. Toutes choses égales par ailleurs, le chef de service a manqué de discernement. On peut même avancer que, comme le soignant, il a manqué de respect.

Selon la définition du dictionnaire du CNRTL, le respect est un « sentiment qui incite à traiter quelqu’un avec égards, considération, en raison de son âge, de sa position sociale, de sa valeur ou de son mérite », il est aussi le « fait de prendre en considération la dignité de la personne humaine » (1). Lorsque l’on fait une recherche sur Internet avec les mots clés « code de conduite », « valeurs » et « respect », la première réponse concerne le groupe Total, dont le code de conduite place le respect parmi ses trois valeurs essentielles. En effet, dit le code de conduite, il est un « gage de confiance et de pérennité dans nos activités et nos échanges ».

En quel sens le chef de service aurait-il manqué de respect ? Dans la mesure où, selon la définition forte donnée par le CNRTL, le respect est lié à la dignité humaine et où celle-ci est inviolable, respecter autrui semble ne pas admettre de circonstances atténuantes. En dépit de l’existence du contexte dans lequel l’acte irrespectueux a eu lieu, les éléments contextuels ne permettent pas de diminuer le tort commis ou d’atténuer le blâme moral.

Pourtant, dans le cas d’espèce, et même si le comportement du résident n’était pas intentionnel (2), le premier acte d’irrespect est venu du résident. Et le soignant s’est comporté avec professionnalisme lorsqu’il était en sa présence. Ce n’est qu’après, dans une conversation privée avec des collègues, qu’il a tenu une parole malheureuse.

En sanctionnant sans discussion, le chef de service a manqué de considération pour la valeur et le mérite du soignant qui, face à un résident difficile, a fait son travail avec professionnalisme. Il a estimé que ces faits n’avaient pas assez de valeur, sur le plan professionnel et sur le plan moral, pour justifier une discussion avec son subordonné. C’est là qu’il a manqué non seulement de jugement, mais aussi de respect.

Une conduite managériale qui serait orientée vers la coercition sans discussion collective se prêterait souvent à l’accusation d’irrespect. Sans citer le mot « irrespect », Chester Barnard affirmait que si « les contributions [des salariés] qui sont obtenues par la coercition (force) ont pu souvent constituer une dimension nécessaire de la coopération, […] on considère généralement qu’aucun système supérieur de coopération permanent ou particulièrement complexe ne peut être uniquement fondé de façon extensive sur la coercition ».

En pratiquant une coercition sans discernement, le chef de service a peut-être nui à la coopération au sein de son établissement, ce qui, d’un point de vue conséquentialiste, est peut-être plus grave que les paroles prononcées entre collègues après une séance de travail difficile. La phrase du groupe Total, « le respect est gage de confiance et de pérennité dans nos activités et nos échanges », rend bien compte de la situation qu’il a pu créer. Le respect a certes une dimension catégorique, mais cela n’exonère pas de prendre en compte le contexte dans lequel il peut être violé. Le chef de service aurait dû parler avec le soignant (« J’ai surpris votre conversation à la cafétéria, je comprends que votre pratique professionnelle puisse être dans certains cas difficiles mais il vaut mieux éviter à l’avenir de tenir le genre de propos que vous avez tenus ») avant d’envisager de signaler le cas à la DRH.

La discussion et la délibération sont des aspects essentiels de la morale. Il n’y a aucune raison pour que les situations impliquant le respect de la personne humaine en soient exonérées.

Alain Anquetil

(1) Il existe une conception kantienne du respect qui est par ailleurs populaire dans la littérature de l’éthique des affaires.

(2) Je n’ai pas d’information sur ce point.

(3) C. Barnard, The Functions of the Executive, 1938, édition du 30ème anniversaire, Harvard University Press, 1968.

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