Le billet précédent s’intéressait aux raisons qui ont motivé Tesla Motors à renoncer aux droits tirés de ses brevets. L’entreprise renonçant à un droit, elle semblait être motivée au moins par une raison altruiste, c’est-à-dire une raison impliquant le sacrifice de son propre bien-être en vue d’un bien général.

Mais, comme c’est souvent le cas, la décision pouvait être justifiée par de multiples raisons. Il se trouve que ce que l’on pourrait appeler la « question des raisons » (la question de leur nature et de leur importance) a fait l’objet d’un récent et intéressant billet de Louis-David Benyayer et Hugo Stéphan, du site Without Model, intitulé : « 2 types de modèles ouverts : le marchand et le militant » (1).

La question posée par Benyayer et Stéphan est la suivante : « Comment une organisation parvient-elle à assurer sa continuité si elle ne monétise pas sa production et si elle autorise d’autres à s’en emparer ? » « Monétiser sa production », cela veut dire protéger ses secrets de fabrication – autrement dit, pour reprendre la métaphore du « modèle propriétaire » propre au domaine des logiciels, disposer d’un droit exclusif d’exploitation et compter sur ce droit pour faire des affaires. L’entreprise qui ne monétise pas sa production laisse, comme Tesla Motors, « la possibilité à n’importe quelle entreprise ou particulier d’utiliser sa propriété intellectuelle librement ». Ce qui correspond à un modèle économique ouvert, open source, dont on ne trouve, rappellent les auteurs, pas une seule définition, mais de nombreuses variations.

Dans la dernière section de leur article, ils proposent deux types de modèle économique ouvert : le « militant » et le « marchand ». Le premier type est composé d’acteurs qui sont motivés par un arrière-plan militant et, « dans certains cas, idéologique, d’accès libre à la connaissance ». 

En effet », ajoutent les auteurs, « la mise à disposition de tous d’un actif ouvert construit par des individus volontaires permet de démocratiser un savoir ou une technologie et de rendre les individus ou les organisations plus libres et mieux armés face aux institutions (l’État ou l’entreprise) ». La motivation de l’acteur marchand est économique. Il s’agit de « répondre à une question entrepreneuriale (…) : créer une activité rentable, pénétrer un marché, défendre une position concurrentielle, améliorer son efficacité ou sa productivité. » Wikipedia est un exemple du premier type, tandis que Tesla Motors s’inscrit dans la deuxième catégorie. Point important souligné par Benyayer et Stéphan : la décision d’adopter un modèle économique ouvert augmente la valeur d’usage « pour tous les individus qui utilisent ou consomment des ressources ouvertes ».

La remarque est suggestive (2), mais je voudrais aborder un point différent : la référence au concept de « biens communs » faite, en particulier, par Creative Commons. Creative Commons est une organisation à but non lucratif qui a, selon ses propres termes, « pour dessein de faciliter la diffusion et le partage des œuvres tout en accompagnant les nouvelles pratiques de création à l’ère numérique ». Elle propose à des auteurs d’œuvres intellectuelles ou artistiques non seulement de « partager et faciliter l’utilisation de leur création par d’autres », mais aussi de « faire évoluer [leur] œuvre et [d’]enrichir le patrimoine commun (les biens communs ou Commons) » – cela à travers des licences qui permettent d’adapter les droits d’auteurs et de copyright traditionnels.

La référence au concept de bien commun est à la fois descriptive et normative. Descriptive, car elle fait référence, justement, à la valeur d’usage qui est quasi objectivement assignée, par les utilisateurs, aux œuvres diffusées sur Internet. Normative, car les licences Creative Commons permettent de réaliser la valeur de liberté d’accès à l’information. Un bien commun (common ou commons) est un lieu ouvert, non divisé, souvent illustré par l’image du pâturage non clôturé sur lequel les bergers font paître librement leurs moutons.

Dans l’éthique des affaires, ce concept a été utilisé à propos de la firme elle-même ou du marché du travail. Par exemple, Brian Burton et Craig Dunn – qui réfléchissent au cas du marché du travail – rappellent qu’un bien commun désigne « un ensemble de ressources, partagé et fini, qu’il convient de gérer avec prudence et en prenant en compte à la fois les utilisateurs actuels et futurs » (3). Les espaces communs où sont disponibles des ressources doivent être gouvernés dans l’intérêt de tous.

Si, en première instance, l’idée de « bien commun » semble convenir au modèle militant de Benyayer et Stéphan, il n’y a pas de raison de l’exclure de la pensée des agents mus par des motifs marchands. Car, précisément, en ouvrant leurs ressources, ces acteurs abandonnent, toutes choses égales par ailleurs, leur objectif de maximisation d’utilité, cet objectif qui est l’une des conditions conduisant à la tragédie des biens communs – c’est-à-dire à leur disparition. Acceptant de sacrifier un droit, ils passent au minimum du statut de marchands égoïstes au statut de marchands égoïstes éclairés. Et rien n’empêche qu’ils accordent la même valeur utilitaire ou morale que les acteurs militants au bien commun que constitue l’information sous toutes ses formes.

Du coup, la taxonomie militant /marchand proposée par Benyayer et Stéphan n’est peut-être pas si étanche – d’ailleurs ces auteurs ont souligné que les organisations appartenant au modèle de type marchand peuvent, pour certaines d’entre elles, avoir également des motivations militantes.

Alain Anquetil


(1) Louis-David Benyayer et Hugo Stéphan sont les auteurs de l’ouvrage Open Models. Il était aussi question de Tesla Motors dans l’émission Les Matins de France Culture du 19 décembre 2014, au cours de laquelle Louis-David Benyayer a été interviewé.
(2) On aimerait, ici, un développement sur le rapport entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des « ressources ouvertes » – valeur d’échange nulle par construction mais est-ce vraiment le cas, sachant que la mise à disposition de ces ressources a un coût. Les auteurs abordent à peine la question dans leur billet.
(3) Brian K. Burton and Craig P. Dunn, « Collaborative control and the commons: Safeguarding employee rights », Business Ethics Quarterly, 6(3), 1996, p. 277-288.

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